3) Un pont entre les deux cultures

 

a) Les hommages aux personnalités assassinées

 L'émotion engendrée par les massacres et les attentats dans la population civile algérienne provoque l'indignation et le dégoût devant cette violence inutile. Mais il est des actes que l'on ne peut laisser passer sans réagir. La barbarie se double de l'ignominie quand on assassine des personnalités oeuvrant pour la démocratie.

Ayda, née de l'urgence, du sentiment de réaction face à l'assassinat de nombreux intellectuels algériens, a consacré une partie de ces initiatives à rendre hommage aux personnalités tombées pour la démocratie et une Algérie plurielle. Ces manifestations organisées dans un contexte parfois un peu difficile ont cependant su garder un esprit festif afin de faire connaître le patrimoine artistique algérien et de donner espoir à tous ceux qui continuent à se battre pour le respect et la tolérance.

En mars 1994, surviennent deux attentats mortels de personnalités, l'un à Alger, l'autre à Oran. Les assassinats par les islamistes du dramaturge oranais Abdelkader Alloula et du directeur de l'Ecole Supérieur des Beaux-Arts d'Alger Ahmed Asselah (et de son fils) ont suscité une très vive émotion au-delà du milieu artistique. L'hommage rendu au théâtre Garonne a constitué une des premières apparitions publiques d'Ayda. En effet, organisé le 27 mai 1994, il survient un mois après la déclaration officielle en préfecture de l'association. En relation étroite avec le réseau de Solidarité avec les Femmes Algériennes, Ayda a mûri ce projet dés le milieu du mois de mars. Il s'est doublé d'une forte émotivité car certains membres d'Ayda avaient tissé des liens très forts avec la famille d'Ahmed Asselah.

Ahmed Asselah, " le porteur de lumière22 " a été assassiné le 5 mars 1994 dans l'enceinte de l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts d'Alger qu'il dirigeait depuis le début des années 1980. Natif (le 6 août 1940)23 d'Ighil Imoula dans la wilaya de Tizi-Ouzou, il s'engagea dans la lutte pour l'indépendance comme agent de liaisons interrompant pour cela ses études secondaires. Il entra dans le monde de l'information et de la culture à partir de 1968, prenant

Revue de Presse Ahmed Asselah

( Archives Ayda 1994 )

notamment une part très active à la préparation et au déroulement du Festival Pan Africain. Il fut journaliste à la radio puis occupa les fonctions de directeur de l'Institut National de Musique. Administrateur de la troupe théâtrale de Yacine Kateb, Ahmed Asselah militait pour une Algérie moderne et républicaine. Il s'engagea auprès de Rassemblement des Artistes, des Intellectuels et des Scientifiques, du mouvement des journalistes et des associations de femmes. Il fut promu au rang de directeur de l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts quant celle-ci fut créée sous son impulsion en 1985. Homme de culture, il souhaitait que cet établissement soit un espace ouvert à toutes les expressions, un lieu où toutes les disciplines artistiques puissent s'épanouir. Combattant de la démocratie pour l'Algérie, membre du Mouvement Pour la République dès ses débuts, il est tombé sous les balles des islamistes dans la cour de son établissement. Son fil

Rabah Asselah.

( fondation Asselah )

s Rabah Salim Asselah né le 9 octobre 1971 à Alger était étudiant en Design Graphique à l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts d'Alger et a été assassiné le 5 mars 1994 en portant secours à son père.

Abdelkader Alloula a été pour sa part assassiné le 11 mars 1994 à Oran par deux jeunes islamistes.

Revue de presse en hommage à

Abdelkader Alloula.

( Archives Ayda 1994 )

Figure emblématique du théâtre algérien, ce metteur en scène du Théâtre Régional d'Oran (TRO) était un homme de culture apprécié et admiré tant pour ses qualités humaines que pour son inventivité au service de l'art dramatique. Auteur d'une dizaine de pièces dont les plus connues sont El Khobza (la galette), Hammam Rabi (les thermes divins), Omk Salim (Salim le fou), Lagoual, (les dires), El Adjouad (les généreux) ou bien encore El Litham (le voile) ou Ettefah (les pommes), Abdelkader Alloula voulait que " le théâtre contribue à révolutionner la société24 " . C'est pour cela que la plus part de ses pièces ou de ses mises en scène se jouaient dans l'arabe dialectal oranais. Il a su rapprocher le théâtre de la population et des aspirations de la jeunesse. Sa mort a suscité une immense indignation et d'impressionnantes manifestations à Oran lors de ses obsèques le 16 mars 1994.25

C'est à ces trois hommes qu'Ayda a voulu rendre hommage et à travers leurs destinées tragiques, saluer le combat des hommes et des femmes d'Algérie pour la démocratie. Cette soirée au théâtre Garonne le vendredi 27 mai 1994 était prévue à l'origine sur toute une journée. Mais des impératifs de salle ont contraint la manifestation à débuter à 18 heures. Organisée autour de témoignages, d'exposition et de projection filmée cette journée a engendré une lourde préparation en amont assurée par les militants d'Ayda et du Réseau Solidarité avec les femmes algériennes. La soirée s'est déroulée en deux parties. L'hommage à Abdelkader Alloula s'est axé autour de poèmes et d'un film fait sur une de ses pièces de théâtre,26 une exposition de photographie présentée par son auteur complétait le côté artistique. La présence de l'artiste la plus ancienne de la troupe du dramaturge oranais ainsi que celle du secrétaire général de cette compagnie a été accompagnée du témoignage de Mme Radja Alloula.

Le directeur par intérim de l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts d'Alger M. Mesli et M. Martinez ont accompagné Mme Asselah afin de témoigner de l'engagement d'Ahmed Asselah et d'apporter un message d'espoir à l'Algérie démocratique exilée à Toulouse.

La publicité de cette soirée fut réalisée au travers la diffusion de tracts format A4 en noir et blanc, par le bouche à oreilles et les relations, l'information sur le campus universitaire du Mirail et un article dans la Dépêche du Midi l'annonçant brièvement en date du 21 avril 1994. Afin de présenter les œuvres de ces deux Algériens, Ayda a réalisé pour l'occasion une revue de presse conséquente, pour chaque personnage, que chacun a eu le loisir de consulter, afin de se rendre compte des idées défendues par ces deux hommes et de l'immense émotion suscitée dans la population en Algérie. Elle est accompagnée pour l'hommage à la famille Asselah d'un volume relié de 136 pages où ont été recueillis de très nombreux articles dans la presse algérienne et française et plusieurs lettres de remerciement et d'hommages poignants. Il en est ainsi d'un poème à la mémoire des deux disparus écrit par Hamou. La compagnie théâtrale du 1er mai à Oran a tenu à remercier très chaleureusement Ayda pour cette soirée et son engagement auprès des démocrates algériens dans une lettre datée de juillet 199427 .

D'autres formes de commémoration ont permis à Ayda de sensibiliser l'opinion publique sur les difficultés et les manquements des institutions françaises à propos du statut juridique des exilés. En sus du déracinement et des obstacles rencontrés, les démocrates algériens se sentirent blessés, devant endurer le refus des autorités de la République de reconnaître leur combat pour la démocratie en les considérant comme exilés politiques. L'un d'eux n'a pu résister à cette indifférence et s'est donné la mort le 12 mai 1995 dans un jardin public à Paris.

Mohamed Amzert.

( Archives ASMA n°0 1995 )

Mohamed Amzert, réalisateur algérien de quarante six ans s'est immolé par le feu pour " mettre fin à une humiliation quotidienne et attirer l'attention des pouvoirs publics des institutions sur la situation désespérée de nombre de [ses] compatriotes28 " . Cet artiste algérien, diplômé de l'université de Vincennes en technique de réalisation, a produit pour l'ex-RTA (Radiodiffusion Télévision Algérienne) dans les années 80 trois documentaires : l'enseignement de la biologie, le croissant rouge algérien et la Casbah d'hier et d'aujourd'hui. Après la restructuration de la chaîne unique, Mohamed Amzert a rejoint l'ENPA (Entreprise Nationale des Productions Audiovisuelles) pour laquelle il a réalisé deux autres documentaires : Civilisation amazighe en 1991 et Dites-moi psychologue en 1993. Agressé et dépouillé de ses biens, le réalisateur très peu connu par le public algérien s'était exilé en France en 1994.

Ayda a voulu rendre hommage à cet homme peu connu du public en organisant une projection-débat à la FOL (Fédération des Œuvres Laïques) 31 rue des Amidonniers à Toulouse le 17 juin 1995 à 20 heures. Démontrant le silence et l'indifférence dans lesquels étaient les démocrates algériens, cette soirée " pour se souvenir du suicide de Mohamed Amzert29 " a été l'occasion une nouvelle fois pour Ayda (sous une forme plus culturelle) de demander une modification radicale de la politique française sur les visas et l'asile territorial. La projection du film " Algérie dévoilée " en présence du réalisateur Ali Akika a été suivie d'un débat entre la salle, certains algériens exilés invités et avocats sur le statut des réfugiés. La recette de la soirée (25 francs l'entrée) a été reversée intégralement aux exilés. Ayda avait organisé la diffusion de l'information par le biais d'un tract (en format A5) intitulé " Pour se souvenir du suicide de Mohamed Amzert en Solidarité avec les démocrates Algériens dans l'exil " ainsi qu'un article dans Asma (n°0 juin 1995 page 8) et un communiqué dans la gazette d'Utopia (n° de juin 1995) reprenant l'article de Georges Rivière.

La musique au même titre que la danse, la chanson ou le cinéma fut condamnée par les islamistes ; et les artistes payèrent un lourd tribu à la folie des hommes. Rachid Mimouni, écrivain algérien mort en 1995, explique dans son livre " De la Barbarie en général et de l'intégrisme en particulier30 " l'idéologie de ces islamistes algériens et décrypte leur programme en démontrant l'imposture de ses fondements. La culture est pour eux ennemie de Dieu. " Les intégristes professent qu'il faut refuser l'art au profit de la foi. Toute activité intellectuelle doit se consacrer à l'approfondissement de la connaissance du message divin. Toute forme de création est taxée d'hérétique parce qu'elle est perçue comme faisant une coupable concurrence à Dieu. Le projet islamique se propose donc explicitement d'étouffer toutes les formes d'expression artistique : littérature, théâtre, musique, et bien entendu peinture"31. C'est au nom de ces principes qu'ont été assassinés une des plus célèbres voix du Raï Cheb Hasni et le chanteur emblématique de l'identité berbère Lounès Matoub. Ayda a tenu à leur rendre hommage à tous deux afin de témoigner de la résistance à l'obscurantisme intégriste.

Cheb Hasni

( photo provenant du site consacré a

Cheb Asni )

Cheb Hasni de son vrai nom Chekroum Hasni a été assassiné le 29 septembre 1994 de deux balles dans la tête en plein centre d'Oran. L'enfant prodige de Gambette tel qu'on le surnommait, était un des plus populaires chanteurs de la chanson sentimentale algérienne le " Raï-Love " ; un Raï léger sentimental parlant de l'amour et des problèmes de la vie quotidienne. Il était devenu une idole pour la jeunesse algérienne car, sous la légèreté de ses chansons - des chansons comme " Zerga mon amour ", " le Visa ", " la Solitude ", " la Séparation ", " la Frustration " etc.… - transparaissent le malaise et l'aspiration à la liberté de toute une génération dans le besoin de s'exprimer. Admiré par les Algériens, il l'était aussi par la communauté émigrée qui suivait ses productions musicales. Devant l'émotion soulevée par cet assassinat, Ayda souhaitait organiser un rassemblement place du Capitole afin de rendre un dernier hommage au chanteur assassiné. Erigée en principe de fond, la solidarité de l'association s'est aussi manifestée à l'occasion de cet assassinat. Etant très attentive aux liens à établir entre les différentes communautés, Ayda a soutenu, participé et coorganisé une manifestation le 8 octobre 1994 dans le quartier de la Reynerie. Cet hommage rendu par des jeunes des quartiers périphériques de Toulouse à une de leurs idoles a permis d'établir un lien, d'ouvrir un espace d'échange et d'écoute entre les démocrates exilés et l'immigration algérienne toulousaine. Soutenue par Radio Soleil, cette initiative enrichissante a connu un succès conséquent mais n'a pas débouché sur une ouverture durable et une jonction souhaitée (par Ayda) entre ces deux populations pourtant proches par leur origine. Le cortège rassemblant plusieurs centaines de personnes a traversé la ville pour aboutir place du Capitole en plein cœur de la ville. L'hommage s'est prolongé tard dans la nuit par une soirée en boite de nuit, route de Saint-Simon (à Toulouse dans le quartier de la Cépière-Bagatelle). Un article a été publié pour l'anniversaire de la mort de Cheb Hasni dans le numéro 1 d'Asma (novembre 1995) en dernière page.

L'assassinat de Lounès Matoub le 25 juin 1998 a suscité l'indignation et a plongé bien au-delà de la Kabylie des milliers de personnes dans une profonde émotion tissée de consternation et de colère. " Le Rebelle ", titre de son livre publié en 1995 après son enlèvement par le GIA, a été tué par les islamistes dans une embuscade à 20 kilomètres de Tizi-Ouzou. Ce héraut de la culture berbère et de la laïcité représentait " l'Algérie de la tolérance, de la résistance, de la liberté et de la démocratie32 " .

Lounès Matoub et Idir

figures emblématiques de la chanson

Amazhigue

(in fondation Lounes Matoub)
Cet artiste avait de son combat pour l'amazighité, les droits de l'homme et la démocratie une constante de ses chansons qui témoignait de son engagement auprès des femmes et des hommes qui refusent cette chape de mort. L'association Ayda s'est mobilisée afin de rendre hommage à cet artiste éclaireur en organisant en collaboration avec plusieurs associations toulousaines (Atlas, Sifaw-Mouvement Amazigh, Tactikollectif, Réseau Solidarité avec les femmes algériennes ) un rassemblement le jeudi 2 juillet 1998, jour de la fête de la musique33 . La place Arnaud-Bernard, lieu de cette commémoration en forme d'espoir et de solidarité, a été le témoin de l'émotion partagée par les Algériens et leurs ami(e)s. Malgré l'appel lancé à de nombreux partis politiques, associations et syndicats et la diffusion massive du tract " Colère pour Matoub Lounès34 " peu de personnalités locales (exceptés Y. Benayoun-Nakache, F. Simon et quelques rares militants du PS, PCF, CGT, LCR) se sont jointes aux quelques centaines de personnes présentes. La lecture du texte35 cosigné par 22 associations a laissé place jusque tard dans la nuit à la musique et aux chansons de Lounès Matoub. Un article paru dans la Dépêche du Midi le vendredi 3 juillet 1998 rendait compte de cet hommage sur un ton un peu négatif.

L'ensemble de ces manifestations a permis à Ayda, sous diverses formes, de sensibiliser l'opinion toulousaine à la richesse du patrimoine artistique algérien et de soutenir le combat des démocrates en exil en ravivant la flamme de l'espoir.